Pourquoi tant de cyclistes aux Pays-Bas ?

27% de déplacements à vélos en Hollande contre 3% en France. La différence tiendrait à la « culture vélo » des hollandais qui auraient toujours fait du vélo et à la topographie plate dit-on souvent. « Ces réponses sont à nuancer fortement » explique Frédéric Héran, maître de conférences en économie à l’université de Lille 1 et auteur du « Retour de la bicyclette ». Il décortique les raisons qui expliquent que le vélo soit un mode de déplacement si répandu aux Pays-Bas.

Un plat pays… mais venteux !

L’argument du plat pays ne tient pas la distance : les vents y sont forts et « affronter un vent de face est aussi pénible pour un cycliste que de gravir une côte » souligne Frédéric Héran. « Si les Pays-Bas sont devenus le pays le plus cycliste d’Europe, ils le doivent, non pas à quelque déterminisme géographique ou culturel, mais à un savant mélange de circonstances fortuites et variées » analyse l’universitaire qui s’appuie sur de nombreuses études et ouvrages. Démonstration.

Fin du 19ème siècle : « la petite reine », symbole de l’Age d’or

Le succès du vélo aux Pays-Bas est à lier historiquement à une volonté de promouvoir la nation face à la puissante Allemagne, unifiée par Bismarck depuis 1870, puis où se développe le pangermanisme. Les Néerlandais voient dans le vélo « à la fois un moyen de découverte du pays accessible à tous et un retour aux valeurs de l’Âge d’or » des Pays-Bas au 17ème siècle, un symbole de « force, équilibre, maîtrise de soi, liberté et indépendance » explique Frédéric Héran. Significativement, la famille royale et une bonne partie de l’aristocratie adoptent ce mode de déplacement « proche du peuple ».  C’est au passage à Paris avril 1898 de la reine Wilhelmine que l’on doit le succès de l’expression de « petite reine » pour désigner le vélo. En, cette adepte du vélo depuis l’adolescence, fait en effet sensation dans les journaux français. Sa fille Juliana effectuera un tour à vélo pour célébrer son mariage en 1936 ; sa petite-fille Béatrix (reine de 1980 à 2013) perpétuera aussi la tradition cycliste royale en s’affichant à vélo. La bicyclette bénéficie ainsi d’une image positive.

Première Guerre mondiale : l’effet du blocus

Dès la fin du 19ème siècle, les associations cyclistes demandent partout en Europe la réalisation d’aménagements cyclables, plus « roulants ». Les Pays-Bas disposent de routes plus confortables pour les cyclistes, en gravier ou briques, quand la France et ses pavés ne sont pas très agréables sous la roue. Mais c’est la Première Guerre mondiale qui marque un tournant. Neutres, les Pays-Bas sont soumis au blocus de l’Allemagne par les Anglais et ainsi privés d’essence. Les voitures à l’arrêt, l’intérêt du vélo est flagrant et une industrie du cycle se développe. Le « vélo hollandais » voit le jour et les associations cyclistes obtiennent la réalisation accélérée de pistes cyclables. Un autre facteur est à prendre en considération, le soutien… des associations d’automobilistes dans les années 20. Celles-ci voient d’un bon œil que les cyclistes ne soient plus sur la chaussée ! En 1924, la taxe sur les vélos est réintroduite : 3 guilders par bicyclette (un vélo ordinaire en vaut 60). En contrepartie, les associations cyclistes négocient que « les routes nouvelles ou refaites doivent être flanquées de pistes cyclables » raconte Frédéric Héran.

Résultat de ces facteurs conjoints : en 1938 le pays compte 2675 km de pistes cyclables quand l’Allemagne en a presque deux fois moins et la France presque dix fois moins. Dès 1928, c’est aux Pays-Bas que l’on trouve le plus de vélos avec 308 vélos pour 1000 habitants (167 seulement en France pour 1000 habitants).

Le retard de la voiture dans les années 1930-1950

Les Pays-Bas n’ont pas d’industrie automobile avant 1958. Aussi, après 1945 « cette particularité du marché automobile va suffire à retarder l’effondrement de la pratique du vélo, comparativement à la France ou à l’Allemagne, sans pour autant l’empêcher » écrit Frédéric Héran. Entre 1950 et le milieu des années 70, la pratique du vélo est divisée par 2,7 quand au Royaume-Uni on assiste à une réduction par 6 ! Deux autres facteurs ont joué un rôle dans le moindre effondrement du vélo aux Pays-Bas : un réseau de transports publics moins développé qui maintient l’intérêt économique du vélo pour les classes populaires et un encadrement des cyclomoteurs, autorisés seulement à partir de 16 ans au lieu de 14. « Une différence cruciale dans l’accès des adolescents à la mobilité » explique Frédéric Héran.

Le flower power des années 70

Le développement de la voiture n’est pas du goût de tous dans les années 60. Divers mouvements contestataires se développent et avec eux l’idée « d’oser limiter la circulation automobile » note Frédéric Héran. A la fin des années 60, le mouvement flower power né en Californie arrive aux Pays-Bas et « des habitants décident de reconquérir les rues en installant des bacs à fleurs, des bancs et des aires de jeu sur la chaussée », des manifestations dénoncent les accidents de la circulation. La crise de l’énergie fin 1973 et l’embargo pétrolier mis en place par les pays arabes contre les alliés d’Israël, les Pays-Bas notamment, plaident en faveur des modes de déplacements alternatifs à la voiture. Les dimanches sans voitures sont un succès.

Dans ce contexte nait l’ENWB (littéralement « la seule, unique et réelle association néerlandaise des cyclistes »)  et les manifestations de cyclistes se multiplient. Le 4 juin 1977, dans le cadre d’une journée mondiale du vélo, 9 000 cyclistes défilent dans Amsterdam et demandent que les voitures restent garées en périphérie, un investissement dans les transports en commun et les infrastructures cyclistes et même… une ville à 20 km/h ! Les premières « zones 30 » sont créées.

Un retour de la bicyclette s’opère dans toute l’Europe de l’Ouest après 25 ans de déclin et sa pratique « augmente de 10 à 30%, y compris en France », rappelle le chercheur. Le gouvernement néerlandais est particulièrement attentif aux demandes des associations cyclistes et finance dès 1974 les villes « pilotes » où la place du vélo est renforcée.

C’est dès cette époque que « les pouvoirs publics mettent au point un nouvel équilibre entre « ségrégation » et « intégration » des cyclistes dans le trafic » précise Frédéric Héran. Sur les grands axes, les cyclistes sont à l’écart du trafic sur des pistes ou bandes cyclables (ségrégation), et dans les quartiers ils cohabitent (intégration) avec les autres usagers de la route mais la vitesse est alors limitée à 30, la voirie aménagée (sas vélo aux carrefours, contre-sens cyclables, passerelles au-dessus des voies rapides, etc.). « Toutes ces initiatives portent leurs fruits » souligne Frédéric Héran : la pratique du vélo est confortée et remonte de 35% entre 1978 et 2005 ; à Amsterdam, la part modale grimpe de 21% en 1988 à 28% en 2006 soit une augmentation de 33% en 18 ans. 

D’autres facteurs expliquent le rôle pionnier des Pays-Bas

Premièrement, « les contraintes géographiques et la densité urbaine limitent fortement l’étalement urbain et compliquent la réalisation des routes » note Frédéric Héran. La nature du sol oblige à refaire régulièrement les routes, et avec elles les aménagements qui  bénéficient souvent d’un traitement différencié. « Par exemple à Utrecht, les voies limitées à 30 km/h ou moins sont en briques rouges et les chaussées limitées à 50 km/h ou plus sont asphaltées. L’espace devient très lisible » souligne Frédéric Héran.

Autre facteur clé : l’urbanisation ancienne. Les habitants se sont appropriés les espaces publics, considèrent que les enfants doivent pouvoir jouer dans la rue (raison pour laquelle les fenêtres n’ont pas de rideaux : surveiller les enfants ! Une de mes interrogations enfin résolue). La voiture est alors perçue comme une menace. Enfin, les villes sont plutôt de taille moyenne, peu desservies par les transports publics et les distances domicile-travail favorables au vélo.

1990-2000 : la naissance du « pays du vélo »

« Ce n’est finalement qu’à partir des années 1990 que les Néerlandais prennent peu à peu conscience de leur spécificité de « pays du vélo » explique Frédéric Héran. S’en suivent alors des plans nationaux ambitieux, un système de taxes permettant de rembourser les déplacements professionnels réalisés à vélo (1995), la poursuite des aménagements en faveur du vélo et notamment ceux fluidifiant les déplacements cyclistes (moins de feux, amélioration des revêtements de sol, éclairages, etc.). En 2009, le Gouvernement a débloqué un budget de 25 millions d’euros pour la construction d’un réseau de pistes cyclables rapides permettant de rejoindre les principales villes ! Les Néerlandais se sont rendus compte de leur avance et tiennent à conserver et exporter cette expertise.

Ce sont donc bien tous ces facteurs conjoints qui expliquent le succès du vélo aux Pays-Bas : « un savant mélange de circonstances fortuites et variées que les autorités comme les techniciens et les associations ont su saisir au bon moment, non sans quelques revers liés à la concurrence des autres modes de déplacement et principalement de l’automobile  » conclue Frédéric Héran.

C’est aussi il me semble une démonstration claire en faveur de l’idée que c’est la politique vélo, portée par les associations d’usagers comme les pouvoirs publics, qui crée les conditions de son développement.