Frédéric Héran, maître de conférences en économie à l’université de Lille, a publié une inédite histoire des déplacements urbains en Europe de 1817 à 2050 intitulée « Le Retour de la Bicyclette ». C’est le premier ouvrage de synthèse comparée de nos modes de déplacement et en particulier de la place actuelle du vélo. Interview.
Vous faites une analyse à l’échelle européenne, quelle est la place historique du vélo dans les modes de déplacements des Français par rapport à nos voisins ?
La France est le pays qui a contribué très fortement, avec l’Allemagne, à l’invention du vélo au 19ème siècle. Il y a d’abord eu le vélocipède du Baron Drais, très vite présenté à Paris, en 1918, avec un succès important mais passager. Ensuite, l’ajout de pédales en 1861 par les Michaux a pour conséquence un développement important du vélo mais celui-ci demeure encore lourd et difficile à manier. C’est en 1891 avec l’arrivée des pneumatiques que le vélo moderne est né. Son succès ne s’est jamais vraiment démenti depuis. C’est donc à la fin du 19ème siècle que le vélo connaît un boom extraordinaire et notamment… aux États-Unis.
C’est surprenant que les États-Unis aient été aussi « cyclistes » à la fin du 19ème !
C’est un pays qui a toujours été capable de s’emparer des nouveautés plus vite que les autres. Dix millions de vélos sont fabriqués en très peu de temps aux États-Unis, New-York se couvre de cyclistes ! Le vélo sera délaissé au profit de la voiture mais c’est un pays où il reste des traces de ce succès du vélo et qui serait bien capable de nous surprendre dans l’avenir. Vous faites d’ailleurs sur le Mag’ Vélib’ une vraie veille sur ce sujet des vélos dans le monde et c’est très bien. Pour revenir à la France, en 40 ans (1895-1935), on assiste à une division par 10 des prix d’achat des vélos ! Partout en Europe occidentale, le vélo enregistre un essor considérable, en France autant que chez ses voisins, Allemagne, Belgique, Suisse, etc. Mais tout change à partir des années 50. L’écart se creuse au point que, dans les années 70, il y a quatre fois plus de cyclistes en Allemagne qu’en France !
Pourquoi dans les années 50-70 l’écart s’est-il ainsi creusé ?
Contrairement à ce que l’on peut entendre, ce n’est pas d’abord lié au trafic automobile. L’Allemagne s’est certes mise plus tard que nous aux voitures mais aussi plus vite. La différence est liée à la place des deux-roues motorisés. La France est dans les années 70 le seul pays à avoir plus de deux-roues motorisés que de vélos. Mobylettes, solex, la France est le premier constructeur mondial de deux-roues motorisés dès 1954 et demeure au 1er rang mondial jusque dans les années 60 où elle est dépassée par le Japon. On pense plutôt à l’Italie qu’à la France ; c’est une idée reçue. Avant de commencer cette histoire des déplacements, je ne connaissais rien de ces éléments parce que ce travail comparatif à l’échelle européenne n’avait jamais été fait. Il y a certes des études complètes consacrées à un ou deux pays. J’adopte une vision globale car je réfléchis en tant qu’économiste et pas historien. Les déplacements forment un système et le vélo est un mode très influencé par les autres modes de déplacements. Par exemple, à Strasbourg, dans les années 70-80, c’est le faible développement des transports publics qui explique pour une part le maintien du vélo. Pour comprendre la place du vélo, il faut considérer l’ensemble des autres modes.
Justement, vous consacrez tout un passage aux vélos en libre-service et vous êtes réservé sur leur effet sur la pratique du vélo, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Le retour du vélo n’a pas commencé avec les systèmes de vélos en libre-service. A Paris, le premier événement a été l’ouverture des voies sur berges aux vélos et la politique cyclable, relancée à cette époque sous l’impulsion des Ministres de l’Environnement, Michel Barnier, et de l’Équipement, Bernard Bosson. Le club des villes et territoires cyclables, avait été créé dès 1989. Il y avait tout un faisceau de pressions qui se constituait à l’époque en faveur du retour des politiques cyclables. Les deux ministres cherchaient un événement un peu médiatique et c’est ainsi que l’idée d’ouvrir les voies sur berges parisiennes le dimanche aux cyclistes a été proposéee et acceptée par la Ville de Paris. Le succès a été magistral ; on n’en revenait pas. J’étais présent à l’époque et l’ambiance était effectivement étonnante. La grande grève des transports en commun de 1995 a constitué un autre coup de pouce inattendu au retour de la pratique du vélo à Paris.
À partir de 1997, la pratique du vélo a progressé plus vite à Paris que celle des deux-roues motorisés contrairement à ce que l’on croit.
Les gens ont souvent beaucoup d’idées reçues et il est très compliqué de les faire changer d’avis. Autre exemple, l’argument de la météo : à Paris il ne pleut en réalité que 7% du temps car même les jours de pluie (40% de jours de pluie) il ne pleut pas en continu. La pluie n’est pas un problème.
Avec l’arrivée de l’équipe de Bertrand Delanoë en 2001, la politique cyclable s’est amplifiée : 140 km d’aménagements cyclables, 60km de couloirs de bus ouverts aux cyclistes, 36 zones 30, 7.5km d’artères retraités en « espace civilisés », Vélib’ en 2007 puis, pendant le 2nd mandat, 215 km de double sens cyclables, le franchissement d’une dizaine de portes amélioré, les cédez-le-passage aux feux rouges expérimentés, une maison du vélo.
Pour ce qui est de l’effet des VLS sur la pratique du vélo en ville, c’est un débat que j’ouvre. La mobilité induite par ce nouveau mode de déplacement n’est pas très importante (sur Lyon et Barcelone elle est estimée à 2-3%). La mobilité induite c’est lorsque quelqu’un qui ne se déplaçait pas du tout dans la ville (ni à pied ni en transports, en commun ou individuel) commence, avec ce nouveau mode de transport, à se déplacer. Les usagers des VLS sont majoritairement des gens qui se déplaçaient à pied, à vélo ou en transports en commun et très peu d’anciens automobilistes (environ 10%). Le deuxième groupe est constitué de cyclistes qui profitent de l’effet d’aubaine (de 4 à 6% à Lyon, Barcelone, Lille). Le coût d’un VLS est 4 à 5 moins cher que celui d’un vélo personnel. Il n’y a pas d’entretien et réparations à payer, il n’y a pas besoin de stocker son vélo, on peut faire un trajet aller simple (même si les cyclistes habitués sont moins sensibles à cet attrait). Mais malgré toutes les vertus des VLS, une des limites est sa fiabilité : trouver un vélo et le reposer facilement quand un vélo personnel est de ce point de vue extrêmement fiable.
Mais est-ce que les VLS et Vélib’ n’ont quand même pas un effet, au moins sur l’envie de se remettre au vélo ?
Au-delà de la question du report modal et de la mobilité induite, est-ce que plus largement les VLS incitent au retour du vélo ? Oui, bien sûr mais est-ce qu’il y incite plus que d’autres solutions, je ne sais pas. Prenons l’exemple de Bordeaux. Il y a eu une explosion des vélos bien avant le lancement du système de vélos en libre-service avec la location de vélos de longue durée. Depuis les travaux du tramway, en 2003, des vélos sont loués gratuitement aux Bordelais avec pour seule obligation de payer les réparations nécessaires. Au bout de quatre mois, les usagers sont obligés de revenir avec leur vélo pour que soit évalué son état, les réparations à faire. Sans elles, impossible de reprendre le vélo pour 4 mois supplémentaires. Puis, au bout d’un an, les usagers peuvent acheter le vélo ou un vélo neuf. Ce service coute 5 à 10 fois moins cher qu’un système en libre-service à la collectivité et n’a même pas de nom alors qu’il a un impact important.
Le cas du Vélib’ est particulier parce qu’il est devenu un des éléments de l’image de la ville. Pour les touristes notamment, faire l’expérience de Paris à Vélib’ devient incontournable. Quand le nombre d’abonnement diminuait, le service a été redynamisé à partir de 2010 pour atteindre 270 000 abonnés. Bravo ! Mais Paris est un cas particulier.
La politique de modération de la vitesse de la circulation décidée par la Maire, Anne Hidalgo, va dans le sens de l’augmentation du nombre de cyclistes. Il est prouvé que les zones 30 réduisent les accidents et le nombre de victimes de 10 à 30%, selon les études, et le risque mortel (15% de risque à 30km/h contre 60% de risque à 50km/h). La pollution et la congestion diminuent aussi. Les opposants aux zones 30 disent que les véhicules polluent plus à 20 ou 30km/h. C’est exact mais ce n’est vrai que si le réseau de voirie ne change pas. Dans les zones 30, le trafic est plus fluide : les feux ne sont plus nécessaires, des mini-giratoires et priorités à droite suffisent et les démarrages et accélérations, sources principales de pollution en ville, sont alors nettement moindres.
C’est d’ailleurs l’un des éléments cités dans l’ouvrage pour une politique de ville cyclable ! S’y ajoutent d’autres pistes : lutter contre le vol de vélos (antivols, stationnement, formation), améliorer l’image du vélo utilitaire, mettre en œuvre un système de transport écologique (faciliter l’intermodalité des transports), s’intéresser aux vélos à assistance électrique, reconquérir les publics (scolaires, salariés, clients des commerces, cyclotouristes et sportifs, etc), s’appuyer sur les associations de cyclistes urbains.
Un ouvrage passionnant dont je vous recommande la lecture ! Merci à Frédéric Héran.
Pour plus d’informations, le site de Frédéric Héran, http://heran.univ-lille1.fr