« J’étais comme d’habitude en train de me poser mille questions qui donnent le vertige, le même qui survient quand on se surprend à envisager l’infini de l’univers ou l’inconnu de l’avenir, quand tu es arrivé pour prendre un vélo. »
Je n’ai jamais été très friande des histoires à l’eau de rose et autres comédies romantiques dans lesquelles la jeune femme tombe par hasard sur son prince charmant à 50 mètres de chez elle et décide de tout quitter pour aller faire du pain à Salisbury, Ohio.
Je ne sais même pas si l’amour a déjà réellement été ma tasse de thé. Ce dont je me souviens comme si c’était hier, c’est de cette journée ensoleillée d’avril, le 19 exactement, j’étais au bureau, nos anciens locaux de la rue Popincourt, et on ne devait pas avoir très envie de travailler avec Elise parce qu’on s’est dit qu’on allait aller se chercher un petit matcha au café d’en face pour se dégourdir les jambes.
Ce n’était pas quelque chose qu’on faisait très souvent avant ça, je ne sais pas ce qui nous a pris ce jour-là, peut-être étaient-ce les timides premiers rayons de soleil de l’année qui donnaient à cette journée un doux sentiment de liberté. Liberté, tu parles, je n’étais même pas arrivée que je me suis rendu compte que ma carte n’était plus dans mon portefeuille, j’avais dû la paumer je ne sais où, et voilà que je me retrouve au téléphone avec la banque pour faire opposition avant de me faire voler le maigre pécule qui me restait.
Bref, je suis là sur le trottoir, à m’agiter dans tous les sens comme un zouave, Élise est assez sympa pour aller commander pour deux, et moi je suis au bord des larmes parce qu’elle n’avait même pas un mois cette carte, je ne suis franchement pas belle à voir, j’ai les yeux rouges et les cheveux sales, et qui débarque à la station Vélib’, frais comme un gardon ? Un type chargé comme une mule, mais beau comme un dieu, tu ne t’imagines même pas : un regard doux et profond, de jolies boucles et un grain de beauté juste là près de l’oreille. Tout se passe hyper vite, mon cœur rate un battement et j’ai à peine le temps de comprendre ce qu’il se passe que tu poses ton vélo, tu prends tous tes sacs et tu disparais sans même me voir.
Mais attends, ne t’en vas pas, je n’ai jamais vu quelqu’un comme toi moi ! Il fallait que tu sois pressé, c’est ça ? Élise revient avec ma boisson, j’ai déjà raccroché avec la banque et ça fait cinq minutes que je fixe le vide en me refaisant la scène de l’apollon, ses sacs, mes cheveux sales et pas un regard pour moi. Je bois mon matcha, et l’histoire aurait pu s’arrêter là parce qu’on ne va pas se mentir, les crush au coin de la rue ou dans une rame de métro ça arrive tous les jours. Mais ce n’était pas pareil cette fois.
Alors je suis revenue au café le lendemain, devant les Vélib’, et le jour d’après. J’ai fini par y prendre goût, à mon petit rituel du matcha supplément lait d’avoine face aux Vélib, tantôt sous la pluie complètement trempée, tantôt profitant des rayons de soleil printaniers. J’étais comme d’habitude en train de me poser mille questions qui donnent le vertige, le même qui survient quand on se surprend à envisager l’infini de l’univers ou l’inconnu de l’avenir, quand tu es arrivé pour prendre un vélo.
La fine pluie qui tombait ce jour-là aurait pu brouiller ma vision mais je t’ai vu. Mon cerveau hurlait oui, mes jambes disaient non. Alors j’ai fait un signe de la main, accompagné d’un sourire ridicule, comme lorsqu’on reconnaît quelqu’un. Ça t’a fait rire, ça m’a donné du courage. C’était fluide comme dans les films, j’aurais pu tout quitter sans problème pour aller faire du pain en Ohio, et tu sais quoi, 6 ans plus tard et un bébé en route, ben c’est toujours le cas.